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Livia Lancelot: entre flashback et nouvelle vie (1/2)

Image: Honda 114

Pilote accomplie, team-manager respectée, Livia Lancelot a quitté le monde des compétitions fin 2022 après un baroud d’honneur sur le World Supercross. Que devient-elle depuis ? Quelles sont les réelles raisons de ce départ ? Que retient-elle d’Honda 114 ? Quelles ont été les coulisses de la collaboration avec Giacomo Gariboldi ? On avait des questions, Livia avait les réponses. Opinions, vérités, souvenirs, coulisses. Récit d’une femme épanouie; un œil dans le rétroviseur, l’autre sur l’avenir. Chapitre 1. Micro.

Livia. Donne nous de tes nouvelles. Tu as fait quoi ces trois dernières années depuis que tu as quitté le paddock ? Il me semble que tu avais un projet d’école de pilotage et d’atelier moto. C’est quoi ton quotidien, aujourd’hui ?

Le projet a vu le jour et il se porte très, très bien. J’ai une petite école de pilotage qui est basée principalement à Saint-Vincent-de-Tyrosse, avec Charles Pagès qui avait repris la piste et la fameuse « Tyrosse Academy ».

Hors vacances scolaires, je suis là tous les mercredis. J’ai un groupe le matin avec les plus jeunes, en 65 et en 85cc, avec quelques amateurs et vétérans qui viennent se greffer de temps en temps. L’après-midi, j’ai un groupe de perfectionnement avec de bons pilotes de ligue qui veulent progresser, ainsi que les tops de la région qui espèrent un jour en faire leur métier.

Pendant les vacances scolaires, comme les jeunes sont plus disponibles, je fais un peu toutes les pistes de la région. On mélange davantage les groupes aussi, pour que les plus petits voient ce que travaillent les plus grands, on bosse sur d’autres pistes, etc.

En plus de l’école de pilotage basée à Tyrosse, je m’occupe de quelques pilotes à plein temps. J’ai notamment Félix Cardineau, avec qui je travaillais déjà quand il était en 85cc, et aussi Tylan Lagain. Il y a un jeune pilote australien va venir pour 6 mois en août, et en septembre, j’aurai un jeune Portugais qui dispute l’Europe 250 et que j’encadrerai également. En semaine, je me consacre donc plutôt à des pilotes plus « professionnels », sans forcément parler de mondial.

On a un atelier avec un ancien mécanicien de mon team, Tom. Au quotidien, Tom s’occupe des réparations et de l’entretien des motos. De temps en temps, j’ai des pilotes à lui confier et il les prend en charge, comme ce sera le cas avec l’Australien. Il s’occupera de ses entraînements, de sa moto, etc. Ça nous permet de proposer une formule clé en main.

Moi, ça fait 15 ans que j’habite ici, donc je connais un peu tout le monde. Pour les hébergements, on essaie toujours de s’arranger afin que ça coûte le moins cher possible aux pilotes, parce qu’on sait combien il peut être difficile de s’installer dans une région qu’on ne connaît pas. Je me souviens, les premières fois où je suis allée en Belgique, je me suis fait pourrir avec le loyer ; tout était un peu plus compliqué.

Le quotidien de Livia a bien changé ces dernières années, mais il n’en reste pas moins chargé @Thibault Gastal

C’est quoi la vision a plus long terme ? Est-ce que tu te destines plutôt à faire ça pour le pilote amateur, ou tu voudrais te tourner vers quelque chose de plus professionnalisé, voire pourquoi pas coacher des pilotes de très haut niveau ?

Je fais exactement ce que je voulais faire en fait : revenir à la « base ». Si j’ai arrêté les Grands Prix et ce monde-là, ce n’est pas pour espérer y retourner un jour. Aujourd’hui, je me régale vraiment avec les pilotes que j’ai. Je prends du plaisir avec les petits le matin, parce qu’on est vraiment dans une tranche d’âge où ils ont juste envie de faire de la moto. Tu peux les emmener dans les pires conditions du monde, il peut pleuvoir toute la journée, ils ont le sourire jusqu’aux oreilles… et ça, ça commençait à me manquer dans le milieu professionnel.

Accompagner des pilotes jusqu’au mondial, je trouve ça intéressant parce que c’est à ce moment-là qu’ils ont le plus à apprendre. Une fois qu’ils signent dans des teams pour les Grands Prix, c’est toujours un peu différent. Généralement, ils sont obligés de déménager là où se trouve leur team – sauf si tu es le potentiel futur champion du monde qui peut se permettre plus de liberté. Mais disons que 90% des pilotes doivent habiter à côté de leur team, et bien souvent, tout leur entraînement est déjà géré et organisé. Donc, finalement, cette place de coach dans une équipe en GP est difficile à obtenir… et en réalité, je n’en veux pas. Parce que ça voudrait dire recommencer à faire le tour du monde 20 fois dans l’année, et ça, je n’ai plus envie.

Aujourd’hui, il y a des coachs un peu partout, à droite à gauche. Finalement, c’est quoi la différence entre un bon et un mauvais coach selon toi ?

C’est difficile à dire. Oui, il y a des coachs un peu partout. Comme dans tout sport, et même dans tous les corps de métier. Quand tu fais construire ta maison, tu as des bons artisans et des mauvais artisans. Malheureusement, tu ne t’en rends compte qu’une fois que ta maison est terminée [rires].

C’est vrai que c’est difficile de faire la part des choses. Je pense qu’il y a d’abord une question d’affinité. Pour certaines personnes, ça ne passera peut-être pas avec moi, mais ça passera avec quelqu’un d’autre, et ça, je le comprends à 200%. Je suis même pour que mes pilotes travaillent avec d’autres personnes.

Dernièrement, Valentin Teillet est venu faire un stage à Tyrosse. Quasiment tous mes petits étaient avec lui le mercredi. Je les ai encouragés à y aller, parce que je trouve ça intéressant de voir d’autres choses. Ils se sont régalés, et ce n’est pas pour ça que je vais perdre mes clients. Après, c’est à chaque pilote de faire la part des choses, de voir avec qui ils ont envie de travailler, d’écouter le discours et de choisir.

Regarde Philippe Lucas et Laure Manaudou : c’est un duo qui a fonctionné. Elle avait besoin de ça ; ça a marché avec lui. Ce n’est pas pour autant que ça a marché pour les autres après. Je pense qu’un entraîneur doit savoir s’adapter à ses pilotes. Les petits n’ont pas tous le même caractère, et tu ne peux pas réagir de la même façon avec tout le monde.

Un mot sur cette transition : tu as passé la majeure partie de ta vie avec un quotidien très différent de celui de la plupart des gens. Tu étais pilote de Grand Prix, puis manager d’équipe. Tu étais très souvent en déplacement. J’ai le sentiment que tu cherchais à avoir un train de vie plus « traditionnel ». Est-ce que tu l’as trouvé, ce train de vie ?

Oui, disons que c’est quelque chose que j’avais déjà en tête. C’est sympa de faire le tour du monde et de vivre cette vie-là, tu le sais, mais ce n’est pas vraiment une vie « normale ». C’est une vie où tu ne peux pas vraiment te poser ni penser à une vie de famille. C’était déjà un projet de calmer le jeu et de trouver un plan de repli. C’est de là qu’est née l’idée de l’école de pilotage.

Quand on s’est parlé la dernière fois, je venais d’apprendre que j’étais enceinte, et ça a accéléré tout le projet. J’ai eu un petit garçon en mai 2023. Maintenant, je suis maman et j’adore la vie que je mène. Ce n’est vraiment pas par regret que j’ai arrêté les Grands Prix. Je l’ai fait pour mon fils, et je ne regrette rien.

Bon, le rythme est pire que quand je faisais le tour du monde [rires]. Mon compagnon a deux enfants aussi, donc on en a trois à la maison. Clairement, le rythme est très soutenu. Mais par contre, c’est la vraie vie. C’est ça que je découvre : le vrai rythme de vie de monsieur et madame Tout-le-Monde. Finalement, c’est vrai qu’aujourd’hui, quand je me retrouve au bord des pistes, c’est mon petit moment de calme.

Je crois connaître ta réponse, mais je te pose quand même la question : si une belle opportunité se présentait, est-ce que tu envisagerais de revenir dans le paddock ?

Non, pour rien au monde. Après, attention : j’ai vécu de superbes années dans le paddock, en tant que pilote et en tant que manager. J’en garde vraiment de très bons souvenirs. Mais aujourd’hui, j’ai la chance de voir mon fils grandir tous les jours et rien que pour ça, je refuserais n’importe quelle offre. Et puis, la vision que j’ai et ce que je voudrais faire dans le paddock, ce n’est de toute façon pas possible. Donc c’est réglé.

On reviendra là-dessus. Dis moi, tu étais présente à Ernée pour le GP. Dans quel but ?

Déjà, j’étais très contente de revoir tout le monde. Le paddock, j’y suis arrivée à 16 ans, je connais presque tout le monde… même si c’est de moins en moins vrai parce qu’en trois ans, pas mal de jeunes sont arrivés, que ce soit pilotes ou mécanos. Mais je connais quand même 90% du paddock, et ça faisait plaisir de revoir les amis, parce que j’ai encore des amis très proches là-bas.

À Ernée, j’ai bossé pour Infront et la FFM. Le vendredi, on a fait ce qu’ils appellent le MXGP Academy, où ils invitent une quinzaine de pilotes à rouler sur la piste du Grand Prix encadrés par des éducateurs. J’étais avec Alexandre Morel, qui bosse avec moi à la Fédération sur le projet féminin. On a invité 15 filles avec Infront et la FFM pour leur faire découvrir un peu ce qu’est le paddock, la vie d’un pilote de GP, et leur permettre de rouler sur la piste le vendredi.

Livia Lancelot était présente à Ernée, pour animer la MXGP Academy @Infront Moto Racing

Je m’étais dit que travailler avec la fédération sur le MXF devrait être une suite logique pour toi, après ta carrière. Finalement, j’entends que tu es déjà impliquée de ce côté-là depuis pas mal de temps.

Oui, ça doit faire une dizaine d’année. La fédération s’est toujours impliquée pour les filles. Moi, à partir du moment où j’ai commencé à faire les Grands Prix et à avoir besoin d’aide, aussi bien en encadrement qu’en organisation, la fédération m’a toujours soutenue. Ils ont toujours été là pour me filer un coup de main. Puis, quand j’ai commencé à prendre de l’âge, ils ont mis en place des stages pour les filles afin de préparer la suite.

Avec la fédération, on organise ce qu’on appelle des stages de détection. On regarde les résultats du Minivert, ceux du championnat de France des Sables en 85cc… On essaye de trouver le plus de filles possible qui font des courses ; c’est la base de notre détection.

Ensuite, on les invite à deux ou trois stages dans l’année. On leur fait faire de la moto, des manches, des chronos, un peu de sport aussi. À partir de là, celles qui ont le niveau, l’envie, et qui souhaitent éventuellement devenir professionnelles, on essaie de les intégrer dans les équipes de France avec les garçons.

Notre meilleur exemple aujourd’hui, c’est April Franzoni, qui commence à faire de bons résultats en championnat du monde. April, c’est un produit 100 % filière, si je peux dire ça comme ça. Elle a fait beaucoup de stages de détection avec nous. Aujourd’hui, elle fait partie de l’équipe de France 250 avec les garçons, et elle peut participer à tous les stages hivernaux avec eux. Et ça, c’est top.

Quels seraient les prochains axes de travail au niveau du championnat de France féminin selon toi ? On en avait déjà parlé : il y a le noyau de tête, et un gros écart avec le reste du plateau. Les filles du MXF ne sont pas forcément prêtes à rouler sur des pistes de Grand Prix non plus, vu qu’elles ont bien souvent des pistes plus petites au niveau national. Alors, selon toi, sur quoi faudrait-il travailler pour le MXF ?

C’est un sujet hyper compliqué. Aujourd’hui, il y a très peu de filles qui ont le niveau pour aller en Grand Prix. Mettre le championnat de France Féminin sur les grosses pistes comme Saint-Jean, Ernée, Villars ou Lacapelle, ça va avantager les meilleures, mais ce n’est pas en accord avec le niveau global du championnat actuel. Je pense que le championnat doit rester comme il est, parce que, mine de rien, il fonctionne. Il y a des qualifications en début de saison, beaucoup de filles qui font tout le championnat. Il y a aussi un classement pour les jeunes en 125cc. Sur le papier, le championnat fonctionne très bien.

Je pense que c’est aux 2 ou 3 filles du MXF qui ont le niveau d’aller en mondial de trouver des solutions pour progresser. C’est ce qu’on essaie de leur expliquer : il faut rouler avec les garçons, le plus possible. C’est d’ailleurs souvent l’erreur que les filles font : elles roulent au Minivert avec les garçons, mais montent vite en 125cc pour pouvoir faire le France avec les autres filles. Et à partir de là, elles ne roulent plus jamais avec les garçons. Souvent, les parents disent que c’est trop dangereux en ligue, qu’elles n’ont pas le niveau pour le Junior, et du coup leur progression stagne.

Avec Alexandre Morel, qui travaille avec moi sur le MXF, on leur conseille plutôt de rester en 85cc jusqu’au bout, de faire le Minivert le plus longtemps possible, de faire le championnat de France Espoirs, et de rouler le plus possible avec les garçons. Et, lors du passage en 125cc, d’essayer le Junior même si le gap est énorme. Au minimum, il faut rester en ligue avec les garçons ; aujourd’hui, quasiment toutes les ligues ont des catégories 125 Junior.

Le motocross féminin reste un sport jeune. J’ai fait la première coupe du monde en 2005. Finalement, ça ne fait que 20 ans ! Sans même parler de la différence de niveau homme-femme, 20 ans ce n’est rien comparé aux garçons ou à d’autres sports féminins qui existent depuis bien plus longtemps. Il faut laisser du temps aux filles pour progresser, tout en leur donnant les bons outils. Et il faut aussi qu’elles prennent conscience du travail qu’il y a à fournir.

Après, ce serait bien d’organiser le MXF en même temps que l’Élite une ou deux fois dans l’année. Ça leur apporterait un peu de médiatisation et ça leur ferait du bien. Surtout qu’on voit qu’elles sont nombreuses à participer. Comme en mondial d’ailleurs : il y a plus de filles que de garçons !

Préparer la relève tricolore à arriver sur le mondial Féminin, c’est aussi l’un des objectifs de Livia Lancelot qui travaille conjointement avec la fédération @Thibault Gastal

C’est vrai. Parlons d’Honda 114. À l’époque, tu espérais obtenir le soutien officiel de Honda, que tu n’avais jamais eu. Deux ans après ton départ, les Japonais relancent le programme factory en MX2 avec Zanchi. Désormais, il y a deux officiels en MX2. Quand Honda a annoncé son retour en MX2, tu as été la première personne à laquelle j’ai pensé. Quand tu as appris ça, tu n’as pas été un peu amer ?

Non, pas du tout, parce que je sais que je n’aurais pas eu ce contrat factory de toute façon si j’étais restée. Ça fonctionne comme ça : si tu n’as pas d’argent à mettre sur la table, tu n’as pas ta place, même si tu fais le meilleur boulot du monde. Alors oui, Giacomo Gariboldi aurait pu me proposer un poste pour gérer le MX2, mais ça n’aurait jamais été le team « Factory Honda 114 ».

C’est pour ça que je n’ai pas de regrets d’avoir arrêté, parce que ça, je l’ai compris très vite. Aujourd’hui, pour obtenir un contrat factory, il faut pouvoir promettre à l’usine que tu vas acheter trois aquariums [semi-remorques] et que tu vas leur proposer un atelier qui fait rêver, etc. À partir de là, on te donne les motos factory et les pièces. Pour moi, ce n’était pas possible et, de toute façon, c’était hors de question. Ce n’est pas du tout ma façon de voir les choses, ni ma logique.

En réalité, là où j’ai le plus de « regrets », ce n’est pas de voir que les Japonais sont revenus en MX2 avec des motos officielles. C’est plutôt avec le WSX. Même si le WSX n’a pas fonctionné comme prévu sur le papier, ce championnat représentait pour moi l’opportunité de partir seule, de faire mes propres choix et donc, aussi, mes propres erreurs. Mais au moins, j’aurais été la seule à décider.

Parce que finalement, avec Honda 114 comme tu l’as mentionné, j’ai toujours été sous la coupe de Giacomo Gariboldi. J’étais obligée de composer avec ses avis, ses idées. Attention, je ne dis pas qu’il n’avait pas de bonnes idées, loin de là. Aujourd’hui, Giacomo occupe une place que beaucoup de team managers rêveraient d’avoir ; je ne suis pas en train de critiquer ses choix. Mais quand on était en désaccord, j’étais obligée d’aller dans sa direction. Et ce n’est pas vraiment dans mon tempérament. Le problème, c’est que quand ce n’est pas toi qui décides, que ce n’est pas ton idée de départ et que tu dois gérer les pots cassés et les conséquences d’un choix qui n’était pas le tien, ce n’est vraiment pas top… Disons que c’est quelque chose que j’ai eu un peu de mal à vivre.

Le WSX présentait aussi des avantages financiers qui évitaient de devoir mettre des millions sur la table. Pas besoin de structure énorme, pas besoin de camions, pas besoin de tout ça. C’était beaucoup plus simple. Mais en réalité, c’est surtout là que je me suis pris une claque. Je me suis rendu compte que même dans ce contexte, où il n’y avait pas besoin de ces budgets colossaux, si tu n’avais pas le plus gros portefeuille, ça ne marchait pas non plus.

L’histoire est simple. Je savais que je voulais avoir un enfant. Pour moi, le World Supercross, c’était parfait : six courses dans l’année, ça collait bien. Quand l’idée a germé, j’en ai parlé à Giacomo, par respect. C’est lui qui m’avait permis d’être dans cette position, qui m’avait emmenée jusque-là avec 114 et j’ai de la reconnaissance pour ça. Je lui ai donc exposé le projet, et il m’a dit : « Non, ça ne m’intéresse pas. De toute façon, ça ne marchera pas. » Au final, il n’avait pas tort. Mais je lui ai répondu : « D’accord, alors je te demande l’autorisation d’y aller seule, parce que ça m’intéresse plus que de continuer le team en MX2. » Ce team, financièrement, c’était devenu très compliqué. On galérait de plus en plus, les Japonais n’avaient pas encore l’idée de nous donner du bon matériel… Giacomo m’a dit : « OK, vas-y. »

Puis est venu le moment de signer le contrat avec les promoteurs australiens du WSX, qui m’ont dit : « Oui, mais en fait, on préfère le donner à Giacomo ce contrat. Parce que lui, il peut nous amener HRC derrière. » Dans le doute, et si le WSX fonctionnait, Giacomo s’est dit qu’il valait mieux qu’il soit en place plutôt que moi. Résultat : le contrat WSX a été signé à son nom, et je me suis retrouvée dans une sacrée galère. Je m’étais engagée auprès de pilotes, de sponsors… J’ai quand même fait la première année – ou en tout cas une partie de la saison – puis j’ai arrêté après.

Je ne ressens pas d’amertume néanmoins. Disons que j’ai appris, à mes dépens et au fil des années, qu’il y avait une hiérarchie en place. Et que, même si tu es motivé et que tu fais bien ton boulot, tu ne renverseras pas la balance comme ça.

En 2022, Livia partait donc sur le WSX avec la structure Honda Nils – sous la coupe de Gariboldi – avec Thomas Do, Lorenzo Camporese, Angelo Pellegrini & Jordi Tixier @Honda Nils

Avec le recul aujourd’hui, quel regard portes-tu sur ton expérience sur le World Supercross ? Est-ce que les promesses ont été tenues ?

Clairement, je ne pense pas. Après, je t’avoue que je ne sais même pas combien de courses sont encore au programme – s’il y en a – ni quels pilotes y participent ; je n’ai pas du tout suivi. Mais vu que je n’en entends pas parler, c’est que ça ne sent pas bon, non ? [rires]. Honnêtement, j’ai même l’impression que le championnat indien a mieux marché. Non, les promesses n’ont pas été tenues. Ils n’ont pas réussi à faire ce qu’ils voulaient.

Je pense que ça rejoint ce que je te disais plus tôt : il y a des gens en place depuis longtemps, et tu ne renverses pas la balance comme ça. L’idée de base était très bonne : créer un vrai championnat du monde de Supercross, organiser des courses dans de grands stades à travers le monde… Je suis convaincue que c’est ce qu’il manque à notre sport. Aujourd’hui, on a le Supercross aux États-Unis d’un côté, et le motocross en Europe de l’autre. Mais il devait y avoir du monde pour leur mettre des bâtons dans les roues, et ça, j’en suis persuadée.

Lors de notre dernière interview ensemble en 2022, on avait parlé de Lotte van Drunen, qui s’apprêtait à faire ses débuts en mondial féminin en Turquie. Trois ans plus tard, elle est en lice pour un second titre mondial. À l’époque, tu disais : « J’espère que Lotte va réussir, parce qu’elle peut complètement relancer le motocross féminin et ramener de l’intérêt sur un championnat qui est en train de mourir. » Aujourd’hui, est-ce que tu penses que le mondial féminin a été relancé avec Lotte ?

Non, je ne trouve pas que ça l’ait relancé tant que ça. Déjà, elle ne domine pas autant qu’elle le devrait. Même l’année dernière, elle n’a pas gagné toutes les courses haut la main ; Daniela lui a quand même piqué pas mal de manches. Je m’y attendais un peu, mais c’est toujours délicat de dire ça, parce qu’après on te dit que tu es jalouse, que tu l’as mauvaise, etc. Alors que pas du tout. Je lui souhaite vraiment le meilleur, qu’elle soit vingt fois championne du monde si elle veut, et qu’elle mette des résultats au milieu des garçons. Je n’ai aucun remords vis-à-vis de ma carrière, donc ce n’est pas ça.

Mais par rapport à tout ce qu’elle a fait en 85cc, en 125cc et à toute la machinerie derrière elle, Lotte devrait largement dominer le championnat du monde féminin. Ce n’est pas encore le cas. Et je n’ai pas l’impression que ça ait redynamisé le championnat.

Avec tout ce qu’elle a accompli à son âge, Lotte devrait être une véritable star ! Elle a fait des choses incroyables pour une fille : marquer des points à l’Europe 125 à Lommel, par exemple. Moi, je n’aurais jamais osé faire l’Europe 125 à l’époque, j’avais déjà du mal à me qualifier en Junior. Même Kiara Fontanesi n’a quasiment jamais roulé avec les garçons. Malgré ça, sa notoriété ne décolle pas tant que ça. C’est dommage, car ça aurait fait du bien au mondial féminin.

Finalement, est-ce que celle qui te surprend le plus sur le mondial féminin cette année ne s’appelle pas plutôt Kiara Fontanesi ? Plus de trente ans, deux enfants… et toujours en lice pour le titre.

Alors, me surprendre ? Non, pas du tout. Parce que Kiara, je la connais bien pour l’avoir pratiquée pendant des années, et je sais qu’elle ne lâche jamais rien. Je suis vraiment contente pour elle. On n’a jamais été les meilleures amies du monde, c’est normal, on se battait chaque week-end sur la piste. Mais j’ai toujours eu beaucoup de respect pour elle, et encore plus aujourd’hui.

Afficher ce niveau après tant d’années, c’est incroyable. Oui, la vie de sportif de haut niveau fait rêver et c’est toujours mieux que d’aller bosser à l’usine, on ne va pas se méprendre. Mais il y a des moments très durs. Quand tu te lèves en plein hiver, que tu es à Lommel parce qu’il faut que tu ailles t’entraîner dans le sable, qu’il fait 3 degrés, qu’il pleut et que tu t’envoies des manches de 30 minutes, ce n’est pas très gai. À l’inverse, quand tu es en plein été dans le sud-ouest, qu’il fait 35 degrés et que les pistes sont plus bleues que l’autoroute parce qu’il n’est pas tombé une goutte d’eau en 3 semaines, qu’il n’y a pas une ornière et que tu dois faire des manches sous la canicule, tu en chies aussi. Ça, c’est la partie qu’on ne voit pas trop, mais c’est la partie qui existe.

Kiara est encore déterminée à passer par tout ça après toutes ces années, et franchement, respect. Faire tout ça avec deux enfants … je n’en parle même pas. Le rythme avec les enfants à la maison est quand même compliqué. Ce qu’elle fait, c’est incroyable.

C’est aussi pour ça que je te dis que je suis étonnée que Lotte ne domine pas davantage. Avec tout son bagage, elle se fait encore prendre des manches par Kiara, qui a plus de 30 ans et deux enfants. Normalement, Lotte devrait lui tourner autour.

Lotte, c’est une machine préparée pour gagner depuis toujours : parents impliqués, préparateurs physiques, motos au top, horaires aménagés à l’école… Elle a toujours tout eu pour y arriver. Ce qui fait que je pense qu’aujourd’hui, sa marge de progression n’est plus si importante.

Je me souviens avoir dit à son préparateur de l’époque de faire attention : oui, Lotte était très forte, rapide et il était évident qu’elle serait championne du monde. Mais déjà à 16 ans, je la sentais fatiguée, comme si elle en avait trop fait trop tôt. Elle est aussi souvent blessée – et encore, on ne connaît pas tout, parce qu’à ce niveau-là, tu ne parles de tes blessures que quand tu n’as pas le choix.

En 2018, Hunter Lawrence finissait chez Honda 114 alors que la structure de Livia Lancelot n’en était encore qu’à ses débuts @DR

Tu avais bossé avec Hunter Lawrence en 2018. Aujourd’hui, ce que font les Lawrence aux USA est remarquable. Forcément, on parle beaucoup de Jett, mais si Jett n’était pas là, on parlerait d’Hunter… À l’époque, est-ce que tu avais vu quelque chose qui pouvait indiquer que leur carrière prendrait une telle tournure ?

Pour Jett, oui, à 200 %. Il faisait 30 kg tout mouillé, et il avait déjà ce petit truc. Quand j’avais Hunter dans le team, Jett était tout le temps avec nous. Il avait une envie de réussir qui était flagrante. Hunter & Jett, c’étaient deux bosseurs. Ils avaient cette mentalité, du genre à dire : « On est là pour quelque chose, et tant qu’on ne l’aura pas, on ne rentrera pas à la maison. De toute façon, on n’a plus de maison, donc le problème est résolu. »

Il y avait une vraie mentalité, une vraie envie de réussir. C’étaient deux gamins bien élevés, ils faisaient un peu de conneries, mais ils étaient jeunes. Le papa était gentil, les pieds sur terre. Je n’ai pas trop connu la mère, ni le troisième frère qui restait en Belgique. Jett & Hunter avaient tous les ingrédients pour faire une bonne sauce. Ils ont réussi à bien faire le mélange, mais de base, on pouvait voir que c’était bien parti.

À la base, à la place de Hunter, on devait signer Jed Beaton cette année-là — qui est Australien lui aussi, d’ailleurs. Sauf qu’entre-temps, Hunter s’est retrouvé à pied, avec un contrat signé chez Geico pour l’année d’après. De là, c’est Giacomo Gariboldi qui a eu l’idée d’aller voir Honda pour leur dire : « Il faut faire une proposition à Hunter, comme ça, il roule sur la moto pendant un an avant de partir chez Geico. » C’était clairement le hold-up de l’année. Hunter n’avait plus rien, je ne saurais même pas te dire s’il avait un salaire à l’époque. Giacomo a eu le nez fin. La famille Lawrence était dans l’impasse, et on s’est retrouvés à voir Hunter débarquer dans le team. Pour nous, c’était à la fois bien… comme pas bien.

C’était ma première année en tant que manager d’une équipe de cette envergure, c’était la première année du team Honda 114, et on n’avait pas les capacités d’avoir un pilote du niveau d’Hunter. On s’est d’un coup retrouvés avec un pilote qui voulait jouer le titre mondial. On aurait mieux fait de signer Jed Beaton et de commencer tranquillement, je te le dis [rires]. Parce qu’on s’est arraché les cheveux la première année avec Hunter.

L’atelier du team 114, à l’époque, c’était le même atelier que quand j’étais encore pilote avec mon petit team féminin. C’était tout petit. On signe Hunter, alors qu’on n’était que 4 dans l’équipe : moi, un chef mécano, deux mécaniciens. On se retrouve à quatre pour gérer deux pilotes, puisqu’il y avait aussi Bas Vaessen. Les mécaniciens de course étaient aussi les mécaniciens d’entraînement, on faisait tout de A à Z. Nous, on partait de zéro, sans expérience, on n’avait pas de stock de pièces, on a dû tout créer à partir de rien.

Dans un team, tu as — au minimum — un mécanicien d’entraînement, un mécanicien de course, un chef mécano, quelqu’un qui gère toute la coordination, les entraînements, un team manager, un propriétaire d’équipe, etc.

Franchement, c’était chaud de se retrouver directement avec un jeune comme Hunter qui affichait des objectifs de titre mondial. C’était viser trop haut pour la situation dans laquelle il était réellement. On avait zéro soutien de l’usine, juste un soutien de Honda Europe avec des motos et un budget pièces. Mais avec ça, tu ne gagnes pas des Grands Prix […].

Dans la seconde partie de notre entretien avec Livia, la suite des coulisses d’une première saison rythmée avec Hunter, les dessous du sponsoring ou encore la hiérarchie au sein des teams factory. On évoquera également la relève, comme l’attractivité des championnats de France et du Mondial, en faisant un détour par les contrôles antidopage dans le sport moto… et bien plus encore. À suivre.

Livia Lancelot: entre flashback et nouvelle vie (1/2)
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