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Jeremy Seewer « Chaque année, on essaye d’ajouter une pierre à l’édifice, ça ne s’arrête jamais. On n’est jamais assez bons »

Image: DailyMotocross

Le team Aruba.IT Ducati a fait confiance à Jeremy Seewer et Mattia Guadagnini pour faire évoluer la nouvelle Desmo450MX sur le championnat du monde cette année. Pour sa douzième année sur les Grands Prix, le Suisse Jeremy Seewer s’est lancé dans un nouveau challenge avec le constructeur de Bologne. Si le début de saison n’a pas été simple, la Ducati progresse et a déjà montré du potentiel face aux constructeurs bien implantés du championnat. Au soir du GP de Trentino, Jeremy Seewer nous a accordé un entretien. On aborde le départ de chez Yamaha, la saison chez Kawasaki, le projet Ducati, les attentes, les challenges, et bien plus encore. Micro.

Jeremy, 6-22 ce week-end en Italie, avec une longue seconde manche à revenir dans le paquet. Le début de saison a été difficile, et j’imagine que ce n’est pas exactement ce que tu voulais, ni attendais. Ceci dit, une bonne troisième place le samedi, une bonne première manche; on va dans la bonne direction ?

Oui, c’est du positif, même si la seconde manche ne s’est pas déroulé comme prévu. Ce n’était pas de ma faute, et j’ai galéré à revenir sans frein avant. J’ai continué de rouler pour collecter des données, et pour moi-même aussi.

Il faut le dire, Ducati ne connaît pas le Motocross. Bien sûr, ils gagnent tout en MotoGP, mais ici on doit repartir de zéro. Les connaissances en MotoGP ne t’amènent pas bien loin en Motocross. Mais on travaille bien. Ce week-end, on a montré qu’on était sur les bons rails. Il faut juste faire preuve de patience, et mettre les choses bout à bout.

En signant chez Ducati, tu devais savoir que ce serait un défi et que rien ne serait simple. Tu t’attendais à ce que ce soit aussi difficile lors des premiers rounds ?

Non, pas vraiment. Surtout que ça avait bien commencé en Argentine avec une quatrième place en manche qualificative, puis une sixième place en première manche. Je suis tombé au départ de la seconde manche et j’ai pris un bon coup à la tête. Ce n’était pas la fin de week-end espéré. Il faut aussi prendre les conditions en compte. En Espagne, c’était brutal et ce genre de conditions, on ne peut pas les répliquer à l’entraînement.

On a fait beaucoup de testing et d’entraînement pendant l’hiver, mais quand tu arrives sur une piste comme ça avec une nouvelle moto, tu n’as aucune idée de comment elle va réagir, que ce soient les suspensions, le châssis, le moteur, il y a beaucoup de choses nouvelles d’un coup. On a été un peu en difficulté, mais on a toujours su pourquoi. Je suis en mesure de dire « Hey, c’est à cause de ci, de ça. »

Donc, on doit travailler sur ces points. Ce n’est pas comme si on était complètement perdus. Même en France, les conditions étaient vraiment particulières et pourtant, c’est un tracé que j’aime beaucoup. Nous, on doit toujours trouver des solutions et s’adapter; c’était pareil à Riola.

Il faut être à 100% pour pouvoir attaquer, et si tu ne l’es pas, c’est compliqué. En Sardaigne, en seconde manche, on a vraiment fait un pas dans la bonne direction et ce week-end, on a de nouveau montré de belles choses. Ça va venir, on sait ce qu’il nous reste à faire.

Oui, on est encore en retard sur certains points. Là, je roule avec un moteur de production, j’ai fait tous ces holeshots avec un moteur d’origine, c’est avec ce même moteur que la moto est vendue. De ce côté-là, on s’attend à quelques mises à jour. Étapes par étapes.

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Tout est nouveau avec cette Desmo, mais tu sembles dire que tu arrives quand même à donner des indications sur ce qu’il faut changer, sur ce qui ne fonctionne pas. Ça doit être délicat, compte tenu que c’est vraiment tout nouveau, de A à Z.

C’est simple sans l’être à la fois, parce que tu t’habitues assez vite aux choses et tu peux vite te retrouver coincé dans une impasse. Parfois, c’est plus simple d’avoir un œil extérieur sur ce qu’il se passe. Là où je dis que c’est simple, c’est parce que je sais ce que je veux, où il me manque de la vitesse, et où je perds du temps. Je teste des pièces, je vois ce que la moto fait, ce que le moteur fait; je suis en mesure de savoir ce qu’il se passe et ce qu’il faut faire.

Après, c’est du Motocross. Le truc, c’est que si tu n’est plus habitué à afficher l’intensité du groupe de tête, tu perds cette intensité assez rapidement et tu ne la retrouveras pas tant que tu ne rouleras pas de nouveau devant. La combinaison des deux peut être difficile à gérer. La moto ne t’aide pas vraiment à être devant, et toi en tant que pilote, tu perds ces 2% qui faisaient que tu étais en mesure d’être devant.

Une fois que tu te retrouves en mesure de rouler devant, tu franchis à nouveau ce cap en tant que pilote; c’est une combinaison des deux. Beaucoup de facteurs rentrent en jeu. C’est ce qui fait que ce sport est magnifique; la moto ne fait pas tout. Il y a l’aspect pilote, l’aspect confiance, et tout ça.

Je sais ce qu’il faut améliorer, on continue de travailler, on a juste besoin de temps. J’aimerais pouvoir dire que dans 5 jours, j’aurais tout ce dont j’ai besoin, que toutes mes demandes auront été honorées, mais on ne sait jamais si les changements vont fonctionner à l’avance. Il faut toujours tester, confirmer à l’entraînement comme en course. Voir si c’est mieux, moins bien… Tout ça, ça demande du temps.

En comparaison avec les années précédentes, tu te retrouves à faire bien plus de testing entre les épreuves sur cette Ducati ?

En fait, j’essaye de ne pas faire trop de testing, mais surtout de m’entraîner car le testing ne te permet pas vraiment de franchir un cap, et de retrouver ce niveau pour rouler devant. Je ne suis pas payé pour faire du testing, même si je me dois d’en faire à un moment ou un autre.

Toujours est il que je fais beaucoup plus de testing qu’avant. J’en ai beaucoup fait jusqu’à ces deux ou trois dernières semaines. Je pense que là, on a trouvé un bon package et que ça va me permettre de me concentrer sur la vitesse. Je vais pouvoir attaquer un peu plus et de là, on franchira un nouveau cap.

On essaye de combiner le testing et l’entraînement de la façon la plus intelligente. Toujours est-il qu’on ne peut pas se comparer aux autres. Prends Gajser, qui est le meilleur pilote en ce moment, il connaît sa moto depuis des années. Il a changé de suspensions cette saison, c’est vrai, mais c’est toujours une Honda. Il sait comment réagit sa moto, il la connaît par cœur. Lui, il enchaîne les manches à l’entraînement, et il en tire le meilleur parti.

Je sais que je me dois de faire du testing, je me dois d’améliorer la moto, mais aussi de faire mes manches; et ce n’est pas tout à fait la même chose.

Je ne vais pas te demander ce qu’il s’est passé pour que tu quittes Yamaha, mais l’an dernier, j’entendais dire que tu n’étais pas à l’aise sur la Kawasaki parce qu’elle était développée pour Romain, et pas Jeremy. Est-ce que c’est vrai ? Si on revient sur la saison 2024, tu dirais quoi du package que tu avais chez KRT ?

On va même commencer par remonter à plus loin que ça. Pourquoi j’ai quitté Yamaha ? Chez eux, je gagnais, j’avais tout ce que je voulais. Mais des décisions politiques ont fait que je n’étais pas content de mon contrat. Premièrement, eux ne voulaient pas spécialement continuer avec moi. Cette année là [ndlr: 2023], c’est moi qui leur ramenais les victoires de grands prix, les podiums, et les résultats. Mais ils m’ont dit qu’ils avaient un autre pilote qui était plus important que moi.

Voilà pourquoi j’ai quitté Yamaha, par principe. Je savais que je valais plus que ça. Je reste sur ma décision à ce jour, car à l’époque, c’était la bonne décision à prendre même si par la suite, ça m’a valu d’avoir pas mal de cheveux blancs [rires]. Je suis quelqu’un qui tient sa parole. Voilà la situation chez Yamaha. Je ne voulais pas être sous-estimé, ni me brader. Je sais ce dont je suis capable, je sais ce que j’ai fait, et je sais aussi qui je suis.

De là, je me suis dit que le contrat chez Kawasaki était un bon contrat, et j’étais vraiment content d’aller chez eux. Mais la réalité a été bien différente. J’ai testé la moto, je savais qu’il y avait quelques problèmes, je savais que ce n’était pas parfait, mais je me disais qu’on pouvait changer des choses, trouver des solutions. On m’a dit « pas de problèmes, Jeremy« .

Et puis j’ai commencé à faire du testing et de là, on ne pouvait rien changer. J’ai trouvé ça bizarre. C’est vrai que la moto est faite pour Romain, mais c’est normal. C’est le pilote principal chez Kawasaki, il a beaucoup gagné sur cette moto. Le truc, c’est que Romain a un style de pilotage très particulier, il roule différemment de moi mais aussi des autres et je pense que les gens le voient bien. Il a un pilotage très spécifique, et à l’opposé du mien.

Du coup, la moto ne me convenait pas, et il leur aura fallu beaucoup de temps pour faire des adaptations et des changements pour qu’elle me convienne mieux. Le temps est passé et j’ai dû prendre des décisions pour mon avenir alors que rien n’évoluait vraiment avec Kawasaki. Pour être franc, on a fait des progrès en fin d’année dernière, mais je ne voyais pas mon futur chez eux pour autant. J’étais frustré, je ne pouvais pas montrer mon potentiel, et je savais que l’accent serait mis sur Romain. Du coup, ça ne fonctionnait pas.

De là, j’ai décidé de me lancer dans un défi encore plus gros avec Ducati [rires]. On repart d’encore plus loin, on va même dire de zéro. Mais je vois le potentiel, l’idée du projet, et la lumière au bout du tunnel. Je pense que ça vaut la peine d’investir ce temps dans ce projet aujourd’hui pour être récompensé d’ici 6 mois, ou même la saison prochaine, afin d’avoir une moto qui me correspond vraiment. C’est exactement ce sur quoi on travaille à l’heure actuelle.

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La Desmo450MX a été développée par Lupino et Cairoli. Dans un sens, c’était aussi prendre le risque d’être face aux mêmes problèmes que chez KRT, non ? Cairoli et Lupino ont des styles différents du tien, et ils ont mis au point une moto sur laquelle tu te retrouves à rouler aujourd’hui. J’ai le sentiment que tu as un peu plus de liberté chez Ducati, et un peu plus d’influence dans les directions à prendre ?

Oui, j’ai plus d’influence. Avec Ducati, on fait les choses pour que ça marche pour moi, que ça aille dans ma direction. Pour être franc, je ne pense pas qu’ils aient fait beaucoup de développement l’an dernier avec Cairoli et Lupino; c’est mon ressenti. En fait, ils ont dû préparer une moto pour qu’elle puisse s’aligner derrière une grille de départ, une moto qui marche. Selon moi, ils n’ont pas fait beaucoup de développement sur la moto car ils étaient surtout concentrés sur le fait de construire une nouvelle moto à partir de rien.

Je pense que le plus gros développement, à l’heure d’aujourd’hui, c’est moi qui le fait. Je suis un pilote technique, je sais ce dont on a besoin. Je dirai que j’ai fait le plus dur du boulot. Antonio a roulé – ce week-end – avec des pièces que j’ai développées. Je pense que j’en ai fait beaucoup en termes de développement, mais ça me va parce que je suis bon dans ce domaine. Peut-être un peu trop [rires].

Dans le team, il y a aussi Mattia. C’est vraiment un super coéquipier. Il est jeune, mais c’est vraiment un bon gars. À chaque fois que le team me fait tester une pièce et que je dis qu’on va dans la bonne direction avec cette pièce, que c’est ce que j’attends, qu’on progresse, ça finit sur la moto de Mattia et il est toujours là à dire que c’est du positif. À l’heure actuelle, ça fait partie de mon rôle, et ça me va.

Avoir des bonnes relations avec son coéquipier, ça doit changer la dynamique au sein du team, non ?

Oui, c’est sûr. Mattia mérite de performer. Quand il décroche de bons résultats, je suis content pour lui, car il travaille dur et il a déjà eu pas mal de malchance dans sa carrière; c’est un bon gars. Tu veux toujours battre ton coéquipier même si tu t’entends bien avec lui, mais parfois tu te retrouves à faire équipe avec un mec que tu détestes. Ce n’est pas le cas avec Mattia; on s’entend super bien.

On parle de Mattia. La jeunesse arrive avec Lucas Coenen, Andrea Bonacorsi, Mattia. Tu fais partie de ces vétérans de la catégorie. Comment ton programme et ton approche de la compétition a évolué ces 10 dernières années ? Est-ce qu’on fait toujours la même chose que quand on avait 20 ans ?

Le travail de base reste le même, ça ne change pas beaucoup de ce côté-là, c’est du Motocross. Mais on essaye toujours de franchir un step de plus dans tous les domaines: on s’entraîne plus dur, on récupère plus vite, etc.

Chaque année, on essaye d’ajouter une pierre à l’édifice, d’être plus fort physiquement, plus rapide; ça ne s’arrête jamais. On n’est jamais assez bons. Selon moi, quand tu es jeune et que tu n’as pas encore l’expérience, tu te fiches pas mal de tout ça. Tu ouvres juste les gaz en grand et si ça marche, ça marche. Sinon, tant pis. Quand tu prends de l’âge, que tu as de l’expérience, tu es un peu plus mesuré, calculé. Mais l’expérience accumulée te permet d’équilibrer la balance au bout du compte. Moi, je me repose un peu plus sur mon expérience que les jeunes qui tournent juste la poignée. Chaque approche a ses qualités et ses défauts. Avec l’âge, on change, et c’est normal.

J’ai trente an aujourd’hui, et je pense que je n’ai jamais été en aussi bonne forme physique de toute ma carrière. Chaque année, je franchi un cap et je suis encore meilleur de ce côté-là. J’ai le sentiment que physiquement, je suis vraiment au sommet de ma forme donc je n’ai pas de problèmes de ce côté-là. C’est plus mental en fait, mais c’est normal avec l’âge. Tu commences à réfléchir un peu plus, à calculer un peu plus. C’est très humain, comme approche.

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On va changer de registre. Si tu pouvais revivre une course, ce serait laquelle, et pourquoi ?

Ah ! Je ne sais pas combien de grands prix j’ai fait, plus de 200. Je dirais que ma course préférée, c’était mon GP de Suisse en 2016-2017. C’était incroyable. Je ne sais pas si tu y as été, avec la grande ligne droite et les tribunes sur le côté de la piste. Côté fans et piste, c’était vraiment génial. Cette course, elle me donnait vraiment la chair de poule à chaque tour; c’était de la folie.

J’ai gagné quelques courses dans ma carrière, mais vu que je les ai gagnées je n’ai pas spécialement envie de les refaire parce que gagner, ce n’est jamais simple [rires]. Quand tu gagnes, c’est que tu as tout fait parfaitement.

Si David Luongo venait te voir et te disait: « Jeremy, voilà les clefs d’Infront Moto Racing. Tu peux changer ce que tu veux, mais tu n’as le droit qu’à un seul changement. » Tu fais quoi ?

Je paye les pilotes, et je fais en sorte que le sport soit un peu plus attractif. Simplement.

D’accord. Je vais finir en rebondissant là-dessus. Aux USA, il y a un « contingency program » qui récompense les pilotes non-factory, puisque les pilotes officiels sont sous contrats avec les usines. Si tu es éligible à ce programme, tu t’inscris et le constructeur de la moto sur laquelle tu roules te reverse des primes en fonction de tes résultats. On parle souvent du fait qu’Infront ne paye pas les pilotes, mais est-ce que les constructeurs ne devraient pas – aussi – mettre la main à la poche de ce côté-là ?

Je pense honnêtement que les constructeurs payent déjà énormément. En fait, ils payent tout. Ils payent pour être sponsor du championnat, ils payent les pilotes, ils payent pour envoyer les motos, pour être sur le championnat, ils payent pour tout. S’ils doivent payer encore plus … je ne sais pas. Selon moi, le système déconne quelque part, mais je n’ai pas trop envie d’essayer d’interférer. Je suis là pour me concentrer sur mon boulot.

Il faut aussi dire qu’aux Etats-Unis, et surtout en Supercross, il y a beaucoup plus d’argent dans ce sport. Il est bien plus important là-bas, mais je pense qu’on pourrait aussi faire évoluer le sport dans cette direction si on faisait quelques changements. Oui, on est en Europe, le sport est un peu moins gros ici, les gens sont différents ici, mais ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas faire quelque chose de similaire, car je suis persuadé que notre sport est très attractif.

Jeremy Seewer « Chaque année, on essaye d’ajouter une pierre à l’édifice, ça ne s’arrête jamais. On n’est jamais assez bons »
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