Suite et fin de notre entretien avec Livia Lancelot au Portugal. En première partie d’interview, la team-manager de l’équipe Honda 114 Motorsports analysait le début de saison de ses pilotes; dans cette seconde partie, Livia dresse un bilan mitigé de l’évolution du mondial féminin et nous dévoile le financement de son programme WMX. On évoque également le nombre de pilotes derrière les grilles en ce début de saison 2022, ainsi que la non-participation des Françaises au mondial, en faisant un détour par le cas Jordan Jarvis. Micro
Livia, est-ce que chez Honda, il y a une volonté d’investir dans le WMX pour aller chercher un titre mondial ?
Pas du tout, pas à ce jour. Honda me laisse faire car ils savent que c’est quelque chose qui me tient à coeur. Ils ne m’en empêchent pas et jusqu’à maintenant, ils n’y portaient aucun intérêt. Les résultats de Martine sont en train de changer un peu les choses, ils regardent un peu plus, ils sont là pendant les manches, ils me demandent comment ça se passe à l’entraînement. Il y a au moins un regard qui a été créé pour le WMX chez Honda, c’est la première chose. Ce sera à moi de bien négocier avec eux pour la saison prochaine.
Ils te fournissent un budget pour le WMX ?
Non, je n’ai rien du tout pour les filles.
C’est financé comment tout ça ?
Ce sont les filles qui financent.
L’idée, ce serait de faire financer le WMX par Honda ?
Ce serait l’idée. Dans ma carrière, j’ai gagné de l’argent. Je ne gagnais pas des millions, mais j’ai gagné de l’argent. Ma saison était financée, je payais mon mécano, mes frais de déplacement, et quand je gagnais je touchais des bonus. Si je ne gagnais pas, nada, zéro, mais dans les grandes lignes c’était comme ça. Je devais gagner sur la piste pour gagner ma vie, mais à côté de ça je pouvais faire de la moto touts les jours sans que cela ne me coûte rien. Aujourd’hui, chez les filles, ça n’existe quasiment plus. À part Kiara Fontanesi et Courtney Duncan, je suis convaincue que toutes les filles dépensent plus qu’elles ne gagnent sur le WMX.
Livia Lancelot espère pouvoir décrocher un budget pour le WMX dès 2023 @Thibault Gastal
Donc Martine, quand elle signe un podium à Mantova, elle ne gagne pas d’argent ?
Non. Pas aujourd’hui.
On peut en parler ?
Oui, car c’est la réalité des choses. Malheureusement c’est comme ça et c’est un peu triste, car le sport féminin évolue positivement dans tous les sports, sauf en motocross, ça va en marche arrière. Ce n’est pas moi qui peut trouver les solutions, il faudrait plus demander ça à Infront. Pourquoi à l’époque quand je gagnais une manche, c’était sur Motors TV en direct alors qu’aujourd’hui il faut payer un abonnement à MXGP.TV ou harceler google pendant une heure pour avoir quelques images ? Le Motocross féminin ne va pas dans le bon sens, mais j’espère qu’avec quelqu’un comme moi derrière Martine, et ses résultats, je vais pouvoir renégocier une petite aide pour elle avec Honda. Ça ne va pas leur coûter des millions, et si elle pouvait avoir du matos, être dans de bonnes conditions et garder ses sponsors perso’, ce serait intéressant. Dans le sport mécanique aujourd’hui, il faut s’autofinancer, ce n’est pas seulement le cas en Motocross, mais il y a une énorme différence entre les hommes et les femmes en MX. Le premier championnat du monde féminin, c’était il y a 15 ans, et en 15 ans, ça aurait largement eu le temps d’évoluer dans le bon sens, et pourtant …
Dans ton discours, je comprends que tu te projettes sur le long terme avec Martine.
Oui, complètement. Malheureusement je suis dans la situation où Martine doit apporter un budget pour rouler. Si elle est heureuse chez nous et qu’elle est convaincue que je fais partie des clefs qui font qu’elle a ce niveau là aujourd’hui, qu’elle aime la moto et la partie entraînement, son travail c’est de trouver des partenaires, et je m’occupe du reste. Si ce qu’elle veut, c’est absolument gagner de l’argent, elle trouvera peut-être un team qui lui donnera des motos, et elle n’aura plus besoin de faire financer sa saison par des sponsors et elle gagnera un peu d’argent. Je ne peux pas contrôler ça. Si demain elle vient me voir avec une offre nettement meilleure que la mienne, avec un salaire, je lui dirais de foncer car je ne pourrais rien faire pour la garder.
Chez Honda 114, on se projette sur l’avenir avec Martine Hughes @Thibault Gastal
Tu m’as expliqué que l’agent de Martine était venu te voir. Ça arrive régulièrement qu’on te contacte pour intégrer ton team ?
Oui, c’est régulier. On discute beaucoup avec les agents. Il y a une nouvelle mode qui s’est créée depuis des années, et la France suit le mouvement. Désormais, ce sont les responsables des fédérations qui vont voir les teams pour parler de leurs pilotes. Si le team dit qu’il cherche un pilote 125 de moins de 16 ans, le responsable de la fédération va sortir son pressbook et va te montrer les pilotes qui correspondent. C’est le responsable de la fédération Norvégienne qui est venu me voir pour me parler de Martine, et ça fonctionne de plus en plus comme ça.
C’est une bonne chose, car un agent ça coûte de l’argent et la fédération n’a rien à y gagner là-dedans. Le gars qui est envoyé par la fédération est déjà payé par la fédération, et il n’a rien de plus à y gagner, donc lui sera plus objectif pour le pilote. Aujourd’hui, un agent prend une commission. Si on parle d’un team qui propose 50.000€ a un pilote avec tout ce dont il aura besoin, un physio, un entraineur, un logement, un mécano, etc, tout le package, et un team qui propose 100.000€ mais où le pilote doit se débrouiller pour tout le reste, l’agent touchant la commission aura quand même bien envie de dire à son pilote que le team à 100.000€ est une meilleure idée… Mais on n’a pas le monopole des agents malhonnêtes dans ce sport, loin de là.
Jordan Jarvis. Ça te parle ?
Oui. Développe.
Pourquoi n’arrive-t-elle pas à trouver de guidon sur le mondial féminin ?
Parce qu’elle n’avance pas. Elle est venu sur le mondial, elle a roulé, on a vu. Il faut que les Américains comprennent qu’il y a un monde entre l’Europe et les USA, au moins en ce qui concerne les filles. À l’époque, Ashley Fiolek était la pilote qui gagnait le plus d’argent – si on ne parle que des compétitions. Ashley nous a dépouillés en terme de gain de course, mais quand elle venait en Europe, elle avait du mal à accrocher le podium. Quand les Européennes allaient aux USA – comme Kiara Fontanesi – elles battaient Ashley. Le niveau a encore plus évolué en Europe, et l’écart s’est encore plus creusé car depuis Ashley, personne n’a pris la relève aux USA. Jordan Jarvis, tu peux la mettre sur une excellente moto, elle aura du mal à faire du top 5 en mondial, vraiment du mal. Il n’y a pas vraiment d’intérêts à la faire venir. Elle n’est pas si jeune que ça, elle ne sera jamais championne du monde. Ça semble peut-être méchant, mais c’est mon avis à moi.
Aux USA, elle roule en amateur, ce sont des courses de 3 tours ou 15 minutes, les pistes ne sont pas comme ici, il y a des sauts énormes mais pas de trous. Jordan Jarvis à Lommel elle va prendre une valise monstre par Van de Ven, elle ne ferait même pas dans les 15 à Lommel.
Aujourd’hui, Jordan Jarvis roule contre les hommes aux USA, puisqu’aucun championnat pro féminin n’existe outre-Atlantique.
Aujourd’hui, on a la petite Lotte Van Drunen. Elle n’a jamais presque jamais roulé avec des filles car il n’y a pas de championnat pour elles dans ces catégories-là. Quand elle arrivera sur le mondial, elle sera devant tout de suite, on le sait, on s’y attend. S’il y avait une fille en 85 aux USA capable de rouler devant avec les garçons, comme l’avait fait Ashley Fiolek à l’époque, là, il y aurait vraiment du potentiel et de l’intérêt. Malheureusement pour Jordan Jarvis, ce n’est pas le cas.
Quand Jordan m’a contacté, j’ai essayé de l’aider. Elle roulait Yamaha, j’ai contacté Yamaha car je sais qu’ils aident un peu les pilotes féminines. J’ai parlé pour elle, essayé de leur faire mettre une moto sous l’auvent, pour voir. Elle est sponsorisée par Monster aux USA et Monster sponsorise le championnat, ils pouvaient mettre un billet pour financer ça, mais dans le milieu les gens ont une bonne vision des choses. On voit rapidement le niveau des pilotes, et là, on voit qu’elle ne peut pas rivaliser avec Kiara, Courtney, Nancy, même à 100% de ses capacités.
Aujourd’hui, personne ne va investir pour la faire venir, surtout que ça coûte très cher de la faire venir. Jordan Jarvis a le niveau pour rouler devant en mondial tout de même, mais l’investissement est trop gros pour ce qu’il y aurait à gagner avec elle. Il faut savoir qu’elle gagne bien sa vie aux USA, et tout ce qu’elle gagne, il faudrait finalement qu’elle le réinvestisse en Europe pour … ne pas parvenir à être championne du monde. Je ne suis même pas sûre que s’ils refaisaient un vrai championnat féminin aux USA, Jordan le gagnerait.
On voit l’investissement de Honda en mondial MXGP, leur but est d’aller chercher le titre. Pense-tu qu’ils aient la volonté de revenir sur le MX2 pour faire de même ?
Ce serait bien, je l’espère, clairement. Comme à l’époque de Calvin Vlaanderen qui roulait sur la moto officielle en MX2. Ça ferait plaisir d’avoir une moto factory en MX2 pour se battre avec les autres constructeurs car finalement, c’est la seule marque qui n’a pas vraiment d’équipe usine en MX2. Ils en parlent, chaque année, mais pour l’instant, rien. On en avait parlé pendant l’année Evans, on en a parlé pendant l’année Ruben, ce n’est pas loin, mais ce n’est pas finalisé. Je n’ai pas d’infos croustillantes à te donner pour l’année prochaine, je croise juste les doigts.
Calvin Vlaanderen est le dernier pilote à avoir évolué pour Honda HRC en MX2
Depuis les débuts avec Hunter Lawrence jusqu’à aujourd’hui, comment le Budget alloué à ton équipe a-t-il évolué ?
Depuis la première saison avec Hunter Lawrence et Bas Vaessen, on a quasiment doublé le chiffre d’affaire du team, mais on a également doublé les dépenses, forcément. On a plus que doublé le staff, on a clairement amélioré les conditions d’entraînements des pilotes, ça a beaucoup changé.
On assiste à un mondial féminin sans Françaises cette année …
Ah ! Là, je suis partie pour perdre un paquet d’ami(e)s. [rires]
Il y a quand même des qualifications en deux groupes sur le France féminin, tellement elles sont nombreuses.
Oui, et ça c’est magnifique. De toute façon c’est pareil en mondial, les filles, c’est souvent l’une des catégories avec le plus d’inscrites. Il y a plus de monde chez les femmes que chez les hommes sur le mondial, et sur le championnat de France féminin, c’est la même chose. Je m’excuse d’avance, mais quand je regarde les qualif’ de l’Elite, ça fait peur, il n’y a personne. Je n’ai pas roulé depuis 8 mois et si je vais sur l’Elite demain, je vais me qualifier; c’est un scandale. Il faut dire les choses comme elles sont, ce n’est pas normal et j’ai même envie d’aller plus loin. Si demain mon voisin veut faire le mondial MXGP, il met 1000€ sur la table et il roule au GP du Portugal. Il se prend peut-être un drapeau noir assez rapidement, mais il peut dire qu’il a participé au championnat du monde et ça, c’est catastrophique, ça me rend folle.
Aucune pilote Française n’a fait le déplacement pour l’épreuve de Mantova, ni celle d’Agueda. @Thibault Gastal.
Pour en revenir aux filles, Françaises. Pourquoi ne font-elles pas le mondial ? C’est une très bonne question ! Demandons leur à elles, et pas à moi ! Sincèrement, je pense qu’il y a un problème de budget évident; aujourd’hui, faire le WMX coûte cher. Je pense également qu’il y a un problème de ….
… niveau ?
Euh…. ouiiii ??? [rires]. Et c’est lié à plein de choses. C’est un problème de motivation et de vision de choses. Aujourd’hui, il n’y a pas une Française qui est capable de sacrifier tout ce qu’elle à pour faire un résultat en championnat du monde. Quand je dis tout ce qu’elle a, c’est son petit confort personnel, un sacrifice financier, c’est beaucoup de choses. Quand j’ai commencé le mondial, j’avais 17 ans. J’ai signé pour aller habiter en Belgique dans un camion, je n’étais pas payée, j’ai arrêté l’école pour ça. Le jour où on a pris la décision avec mes parents, on s’est vraiment demandé ce qu’on faisait. C’est comme si j’étais rentré dans un casino, et que j’avais mis une pièce dans la machine à sous. J’étais en première S au lycée, tout allait très bien, j’ai déménagé en Belgique sans avoir le permis, mes parents m’ont déposé là-bas avec un vélo et ils sont retournés bosser en France pour financer une partie de ma saison. Au début, j’habitais dans un camion basé au team, puis j’ai pu avoir une chambre dans une maison en collocation. Le team prenait en charge mon billet d’avion et le coût de l’entraînement, voilà tout.
J’ai énormément sacrifié et aujourd’hui quand je discute avec certaines Française – qui ont l’âge et qui sont dans la bonne cylindrée – aucune n’est capable de sacrifier quelque chose pour faire des résultats sur le mondial. Il faut que ce soit toujours plus facile, toujours plus simple, qu’on les traite comme des princesses; sauf que tu ne deviendras jamais championne du monde en étant une princesse.
Pense-tu que le fait que Verstappen – qui navigue autour du top 5 en mondial – leur tourne autour sur le France Féminin, ça vaccine nos françaises de faire le WMX ?
Je ne sais même pas si elles analysent ce genre de choses-là. Quand j’allais au championnat de France féminin, je mettais un tour à tout le monde, et dans les paddocks on arrivait quand même pourtant à se dire “Vu que je fais un podium au France Féminin, sur le mondial, je peux faire top 10”. En fait, non, pas du tout, ce n’est pas le même monde. Je ne pense pas que la génération en place ait une vision du monde professionnel. J’ai l’impression qu’elles n’ont pas assez de motivation, mais comme tu le dis, Amandine est loin de dominer en mondial et pourtant, elle gagnerait sur le France féminin avec une main dans le dos … C’est triste.
On était au Portugal, ce n’est pas le bout du monde. 23 pilotes en MX2, 24 pilotes en MXGP et je suis sympa en comptant les wildcards. Si je prends les résultats d’il y a 10 ans, à la même période, on retrouve 38 pilotes engagés dans les deux catégories, autant en MX3, et autant sur les championnats Européens. On tire la sonnette d’alarme ?
Oui, on peut la tirer, clairement. C’est vraiment dommage. Il y a beaucoup de circonstances et le Covid-19 n’a pas aidé, mais malgré tout, il faut tirer la sonnette d’alarme. On sait qu’un sport mécanique, c’est compliqué, qu’il faut des sponsors et tout ce qui va avec. En MotoGP, ils sont combien, 22 sur la grille ? en F1, 20 … Mais le Motocross avec 20 pilotes, ce n’est pas joli à regarder, et la différence est là.
Aujourd’hui, sur le plus important championnat de motocross au monde, on ne retrouve que 20 pilotes par catégorie. Quelles sont les solutions, je ne sais pas ? Peut-être revenir à une seule catégorie, et garder les catégories de l’Europe … Mais c’est clair qu’il est temps de se réveiller. C’est une discussion qui doit se faire entre les constructeurs et Infront, nous, les teams, on ne peut rien faire. On subit aussi.
Cette année, l’Argentine nous a coûté le double de ce que ça nous avait coûté en 2018 entre l’augmentation du prix des billets d’avion, l’augmentation des tarifs de fret pour les motos, etc … En 2018, avec Lawrence et Vaessen, ça m’avait coûté 15.000€, aujourd’hui, je suis à plus de 40.000€ alors qu’on n’a pas fait de folies. Toutes ces augmentations font que ça devient difficile pour nous. Il faudrait presque que je dise “Vous savez quoi, je n’y vais pas en Argentine”. Sauf que la réalité, c’est qu’Infront s’en fout, Honda va me tapper dessus, ça ne va rien faire avancer au championnat et moi, je vais me retrouver dans une mauvaise position.
Heureusement que des riches passionnés investissent dans notre sport finalement ?
Ça, c’est sur. Je ne sais pas combien de temps ça va durer, mais pour l’instant c’est ce qui nous sauve, c’est une certitude.
